De l’art abstrait, en toute humilité

Marsyas supplicié, vers III èle siècle av JC, Louvre

            Je suis un peu borné parfois et je tiens à prouver à la multitude de personnes pensant que l’art abstrait (c’est-à-dire non figuratif) n’est pas de l’art que c’en est bel et bien. Et ce pour une simple raison : l’art est l’expression par l’homme d’une émotion, qui rencontre un public, aussi mince soit-il, qui réagit face à l’œuvre. On demande à l’art d’être universel mais il ne peut l’être : les égyptiens considéraient les sculptures grecques classiques comme des aberrations esthétiques avant qu’Alexandre Le Grand ne les éclate gentiment et que ses diadoques hellénisent le cours du Nil. Pourtant, on ne peut nier à ces statues le statut d’œuvre d’art. Elles n’avaient pour but que de faire naître chez le regardeur des émotions (un kouros rappelait le jeune homme de la mort, le satyre Marsyas au Louvre laisse entrevoir la douleur, et la peur de la colère divine). 

Carré Blanc sur Fond Blanc, Malévitch, 1918, Moma


            Lorsque j’entends que ce qu’ont pu faire des Marcel Duchamp ou des Jackson Pollock n’est pas de l’art, je veux bien le croire et le comprendre. Mais ils rencontrent un public. Oui un urinoir signé R Mutt peut être contemplé tant qu’il est dissocié de sa fonction première : c’est cette dissociation qui permet de le regarder différemment. Ce qui n’a commencé que comme une blague (les ready made) s’est (trop je le concède) popularisé et a gâché l’art contemporain. Mais dans l’abstraction il est possible d’entrevoir ce que l’homme cherche toujours et ne trouve jamais. Carré blanc sur fond blancde Malévitch est l’emblème de l’abstraction poussée à ses extrémités les plus folles. Pourtant sous le carré blanc Malevitch avait peint un carré noir et sous ce carré un dessin. Avec cette œuvre, Malevitch voulait montrer l’immontrable : comment mieux montrer le rien que nous sommes qu’avec le rien lui-même ? Malgré tout, lui-même n’a pu accepter cela. Il l’a mis en peinture mais en fond de toile il y a laissé de l’humain, car au fond, lui aussi qui dessinait des plans dans l’espace, dans les vides de l’espace, avait peur de ce vide. Ce (non) tableau est la mise en image tout à fait singulière d’une peur que tout être humain connait depuis la nuit des temps : celle de la mort et du vide. Et chacun face à une toile quasi blanche peut y voir ce qu’il veut. Et ressentir quelque chose, réagir face à l’œuvre. Ne rien ressentir est impossible. Le rien n’existant pas réellement dans le monde de l’art. Dire ne serait-ce que « c’est complètement inutile », c’est avoir une réaction.


      Une amie à moi à taclé Pollock, disant qu’il ne transmettait rien. Pourtant son style pictural imitable par tous (le dripping) est la mise en couleurs de sa colère contre le monde et surtout contre lui-même. Quand on regarde un Pollock, il n’y a pas besoin d’explication pour voir la vivacité animant la toile. On n’a besoin de personne pour sentir la colère suinter à travers tous les traits colorés. Bien sur il en faut pour savoir le type était alcoolique, perdu dans sa vie et qu’afin de ne pas taper dans des murs il jetait des couleurs sur des toiles. Certes. Mais même sans cela, face à cette abstraction dégénérée (pas au sens nazi du terme je vous en prie)  il est possible de ressentir quelque chose. Même la phrase mille fois entendue « J’aurais pu le faire » est l’expression de cette chose. C’est donc de l’art. (Regardez le peindre il y a des vidéos c’est assez intéressant).https://www.youtube.com/watch?v=8PQfMd3Vv-g

Convergence, Jackson Pollock, 1952, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, NY.


      Je continuerai avec Rothko que j’apprécie beaucoup. Son art doit être apollinien vu qu’il a surtout peint des mers d’huile abstraites. Quand je suis face à un Rothko, j’éprouve toujours un calme étrange, avec cette peur qui reste coincé dans la gorge : qu’est-ce qu’on peut trouver derrière l’horizon de ses toiles ?Je crois – Je suis sûr- que ce n’est pas un argument convaincant. Mais pensez-y un peu la prochaine fois que vous verrez un Mondrian et que vous vous souviendrez qu’il y avait une infinité de combinaisons possibles dans ses grilles et ses couleurs mais que c’est celle-ci et pas une autre qu’il a choisi. Vous êtes-vous un jour demandé pourquoi ? Si vous aimez lirez et que vous avez du temps, procurez-vous les deux premiers essais pédants et orgueilleux de Kandinsky qui vous éclaireront beaucoup plus que je ne pourrais le faire en un livre. Ou juste n’importe quoi écrit par Daniel Arasse plus grand vulgarisateur de l’histoire de l’art en France (On n’y voit rienserait un bon début, bein qu’il ne parle pas d’art contemporain). 


      Je pourrais parler d’art brut, des créations enfantines.Je pourrais également parler de la performance – pour en avoir vécu certaines je peux affirmer que ça peut faire ressentir des émotions parfois très fortes. Mais là est la frontière de mon savoir. 


      L’art n’a pas à être universel car l’universalité est une utopie et que l’art est réel. Il a à être et à être vu. Une fois vu s’il ne procure rien c’est que quelque chose manque et ce n’est pas, à mes yeux, de l’art, même si je suis ouvert sur la question. L’art n’est pas une chose qu’on peut quantifier, ce n’est pas des mathématiques, ce n’est pas un sonnet de forme classique avec tant de pieds et des rimes en ABBA ABBA CDE CDE. Qui peut évidemment être une forme d’art en soi mais ma connaissance me pousse à m’arrêter à l’art pictural. L’art ne peut être universel, et j’ai envie de dire plus : l’art n’a pas à l’être. C’est comme un être humain, une fois que l’œuvre est au monde, elle est, un point c’est tout. Ce que l’artiste a voulu en faire et ce que le public veut y voir est une autre histoire. Mais on ne peut nier le travail – intellectuel pour la plupart- des artistes abstraits et de ceux « bâtards » que je nommerai « quasi abstraits » (futuristes, cubistes, orphistes, Nicolas de Stael… ). Ce n’est pas parce que le signifié à perdu son signifiant que l’œuvre a perdu son sens. C’est simplement qu’il faut désormais le chercher. Non ce n’est pas accessible à tout le monde. Mais je vous garantis que c’est bien plus simple pour la grande majorité des gens de regarder un tableau blanc et de se dire « merde, du vide » que d’admirer Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre Le Grand réalisé par Charles Le Brun en 1680 qui nécessite une culture et une sensibilité aux couleurs et au dessins bien plus accrues et difficiles à obtenir en cinq minutes que la simple compréhension du rien. 

Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre Le Grand, Charles le Brun, 1680, Chateau de Versailles.


      L’art au tournant du vingtième siècle s’est intellectualisé encore plus qu’il ne l’était déjà – et Dieu sait que des milliers de traités sur l’art ont pu être écrits avant 1900. Il s’est intériorisé et a laissé l’abstraction naitre car elle était devenue inévitable : comment, réellement, représenter la peur et l’absurdité de la vie juste avant/pendant/après les boucheries commises par l’homme au XXème siècle ? Un auteur dont le nom m’échappe mais il me reviendra quand je relirai tout cela a dit que l’abstraction fut pour l’art une réaction naturelle à la Grande Guerre. Ce n’est pas totalement vrai, les premiers tableaux abstraits ayant été réalisés avant la guerre par des Kupka, des Kandinsky, des Delaunay. Mais ce n’est pas tout à fait faux non plus. Tout comme le retour à la figuration fut amorcé après Auschwitz (je grossis les traits mais vous suivez le raisonnement, rappelant cette formule d’Adorno « Ecrire un poème après Auschwitz est barbare »). Cela ne veut pas dire que l’abstraction n’est plus de l’art, qu’il n’y a rien à ressentir. Au contraire, l’abstraction devient l’expression la plus simple et la plus complète de l’absurdité de la vie : une toile avec un fond blanc et un carré blanc. Cette toile aurait pu être noire mais Malévitch devait avoir au fond de lui une once d’optimisme. Je crois que je peux m’arrêter là. La noirceur de la vie démontrée par le blanc d’une toile. Ironique n’est-ce pas ?


      Peut-être enfin que l’art peut être universel lorsqu’il n’est pas, ou pas encore : une toile blanche, un espace vide, laissé au regardeur pour y créer – par l’imagination- ce qu’il veut y voir. L’abstraction absolue serait alors la seule passerelle vers l’art universel. Le vide absolu, le blanc pur, le rien : ces choses sont compréhensibles par tous, quels que soit l’âge, l’origine sociale ou encore- ethnique. Cela ne peut marcher qu’une fois et existe déjà. Mais le vide est peut-être la seule clef pour obtenir cet universalité de l’art à laquelle certaines personnes tiennent tant.  

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